Les Derniers Cow-boys : L’Odyssée Sauvage des Texas Rounders
Ils voyageaient armés, dormaient dans des motels miteux avec des liasses de billets sous l’oreiller et ont transformé un jeu de voyous en un phénomène mondial. Avant les caméras de télévision, avant les lunettes de soleil et les sponsors, il y avait Doyle, Slim et Sailor. Voici l’histoire des Texas Rounders, les hommes qui ont dompté le No Limit Hold’em.
L’histoire du poker se divise en deux ères distinctes : avant et après les Texas Rounders. Si vous allumez aujourd’hui votre télévision pour regarder les World Series of Poker (WSOP), vous contemplez, sans le savoir, l’héritage direct d’une poignée d’hommes qui, dans les années 1950 et 1960, ont écumé les routes poussiéreuses du Texas dans de vieilles Cadillac, chassant la fortune au péril de leur vie.
Ce groupe mythique, dont le noyau dur était constitué de Doyle “Texas Dolly” Brunson, Thomas “Amarillo Slim” Preston et Brian “Sailor” Roberts, a vécu une aventure qui tient plus du western crépusculaire que du sport cérébral. Ils ont survécu aux braquages, à la police, à la mafia et à la variance impitoyable du hasard pour amener leur jeu de prédilection, le Texas Hold’em, jusqu’aux néons de Las Vegas.
Partie I : Le “Blood Alley” et la Loi du Silence
Pour comprendre les Texas Rounders, il faut comprendre le Texas des années 1950. À cette époque, le jeu est strictement illégal. Il n’y a pas de casinos, pas de règles, pas de sécurité. Le poker se joue dans l’arrière-salle des billards, dans des granges isolées, ou dans des chambres d’hôtel louées sous de faux noms.
Le circuit sur lequel ces hommes évoluaient était surnommé le “Blood Alley” (l’Allée du Sang), et ce nom n’était pas usurpé.
La sélection naturelle
Être un “Rounder” (un joueur itinérant qui fait la tournée des parties) ne demandait pas seulement de savoir calculer des probabilités. Il fallait savoir lire les hommes, détecter les tricheurs, et surtout, savoir quand courir. Doyle Brunson raconte souvent qu’à cette époque, la difficulté n’était pas de gagner de l’argent, mais de réussir à sortir de la ville avec ses gains sans se faire braquer ou arrêter.
Les parties étaient fréquentées par la pègre locale, des pétroliers excentriques, des voleurs et des tueurs. Une anecdote célèbre raconte qu’au cours d’une partie, un joueur s’effondra, mort d’une crise cardiaque. Les autres joueurs, ne voulant pas interrompre le jeu ni appeler la police (ce qui aurait confisqué l’argent sur la table), continuèrent à jouer pendant des heures avec le cadavre à côté d’eux, attendant la fin de la partie pour s’en occuper. C’était le monde dans lequel les Rounders ont fait leurs armes.
L’alliance nécessaire
Dans cet environnement hostile, la solitude était une condamnation à mort. C’est ainsi que l’alliance la plus célèbre de l’histoire du poker s’est formée. Doyle Brunson, un ancien espoir du basket-ball dont la carrière fut brisée par une blessure, rencontra d’abord Brian “Sailor” Roberts, un vétéran de la guerre de Corée au caractère bien trempé. Ils furent bientôt rejoints par une grande perche au verbe haut, Thomas Preston, dit “Amarillo Slim”.
Ils décidèrent de mettre en commun leur bankroll (leur capital de jeu). C’était un concept révolutionnaire et dangereux : une confiance totale entre trois hommes dans un monde de menteurs professionnels. Ils partageaient tout : les victoires, les défaites, les frais de route, et les risques. Si l’un d’eux se faisait “plumer”, les deux autres étaient là pour renflouer la caisse. Ils devinrent une entité unique, une hydre à trois têtes capable de s’attaquer aux parties les plus chères de l’État.

Partie II : La Trinité du Tapis Vert
Ce qui rendait les Texas Rounders si redoutables, c’était la complémentarité parfaite de leurs personnalités et de leurs styles de jeu. Ils couvraient toutes les facettes du poker.
Doyle Brunson : Le Stratège
Doyle était le cerveau, la force tranquille. Doté d’une intelligence analytique hors du commun, il observait le jeu avec une profondeur que peu possédaient à l’époque. Alors que la plupart des joueurs jouaient à l’instinct ou par superstition, Doyle commençait à théoriser l’agressivité. Il comprenait que le poker n’était pas un jeu de cartes, mais un jeu de mise. Il était capable de rester assis pendant 48 heures d’affilée, imperturbable, attendant le moment précis pour frapper. Il incarnait la solidité et la résilience.
Amarillo Slim : L’Arnaqueur
Si Doyle était le cerveau, Slim était la bouche. Grand, maigre, portant toujours un chapeau de cow-boy, Amarillo Slim était un “hustler” né. Il pariait sur tout et n’importe quoi : qu’il pouvait battre un champion de tennis en jouant avec des poêles à frire, qu’il pouvait traverser une piscine pleine de requins… et il gagnait. À la table de poker, sa “tchatche” incessante déstabilisait les adversaires. Il les énervait, les sortait de leur zone de confort, les poussait à la faute. Il était le maître de la guerre psychologique.
Sailor Roberts : Le Liant
Brian “Sailor” Roberts est souvent l’oublié du trio dans la culture populaire, mais il en était le ciment. C’était un joueur exceptionnel, spécialiste des variantes, mais aussi un homme du monde, capable de s’intégrer dans n’importe quelle partie, de la plus huppée à la plus malfamée. Il avait cependant un talon d’Achille : les paris sportifs et les femmes, ce qui mettait souvent la bankroll commune en péril. Mais son charme et son talent aux cartes en faisaient un atout indispensable. Il apportait l’humanité et la flexibilité nécessaires pour naviguer dans les eaux troubles du Texas.
Partie III : L’Arme Secrète – Le “No Limit Hold’em”
Leur domination ne reposait pas uniquement sur leur talent, mais sur une arme technologique : le Texas Hold’em.
Dans les années 50, le jeu roi aux États-Unis était le Five Card Stud ou le Draw. Le Hold’em (alors appelé simplement “Hold’em” sans le préfixe Texas) était une variante obscure jouée principalement dans le sud du Texas.
Les Rounders ont vite compris la puissance de ce jeu. Contrairement au Stud, le Hold’em permettait de miser toutes ses jetons à tout moment (No Limit). Cela introduisait une violence et une pression psychologique inédites.
Le trio a développé une stratégie agressive qui allait devenir la norme cinquante ans plus tard : le “Power Poker”. Ils ont compris que la peur était le facteur dominant. En mettant leurs adversaires devant des décisions pour tout leur argent, ils les forçaient à faire des erreurs.
Ils arrivaient dans une ville, repéraient la partie locale (souvent du Stud), et proposaient d’introduire cette “nouvelle variante rapide”. Les locaux, pensant que c’était un jeu de chance, acceptaient. Et se faisaient systématiquement nettoyer. Les Rounders ne jouaient pas seulement leurs cartes ; ils jouaient la peur de perdre de leurs adversaires riches mais amateurs.
Partie IV : La Conquête de Las Vegas
Au milieu des années 60, le circuit texan devenait trop dangereux. La police fédérale commençait à s’intéresser au jeu clandestin, et les braquages devenaient trop fréquents (Doyle raconte avoir regardé le canon d’un pistolet plus de fois qu’il ne peut compter).
Ils ont alors tourné leurs regards vers l’Ouest : Las Vegas.
À leur arrivée, Vegas était dominée par les tricheurs (“mechanics”) et les jeux de casino. Le poker y était considéré comme un jeu de seconde zone, relégué dans les coins sombres des casinos, car il ne rapportait pas assez à la maison (le casino ne prenant qu’une petite commission, le “rake”).
Les Texas Rounders ont débarqué au Binion’s Horseshoe, le casino de Benny Binion, un ancien gangster texan qui comprenait leur mentalité. Ils ont apporté avec eux leur jeu fétiche, le No Limit Hold’em, et leur bankroll commune.
Leur arrivée a provoqué un choc culturel. Les joueurs de Vegas étaient habitués à des structures de mises fixes et prudentes. Les Texans, eux, envoyaient des tapis (All-in) avec des tirages, mettant une pression insoutenable. Ils ont littéralement importé l’agressivité du Texas dans le désert du Nevada. Ils ont perdu, beaucoup, au début, s’adaptant à un environnement où la triche était plus subtile, mais ils ont fini par imposer leur loi.
Partie V : La Naissance des World Series of Poker (WSOP)
En 1970, Benny Binion eut une idée pour faire de la publicité à son casino : réunir les meilleurs joueurs du pays pour une compétition. Il invita les Texas Rounders et quelques autres légendes comme Johnny Moss et Puggy Pearson.
La première édition des WSOP n’était pas un tournoi tel qu’on le connaît. C’était une session de Cash Game (argent réel) qui a duré plusieurs jours. À la fin, les joueurs devaient voter pour celui qu’ils considéraient comme le meilleur.
L’anecdote, sans doute apocryphe mais délicieuse, raconte qu’au premier vote, chaque joueur a voté pour lui-même. Binion a alors demandé un second vote : “Qui est le meilleur joueur… à part vous ?”. C’est Johnny Moss, le “Grand Old Man” du poker, mentor et rival des Rounders, qui fut élu.
Mais dès les années suivantes, le format tournoi fut adopté (le fameux “Freezeout”), et les Rounders ont commencé leur règne :
- 1972 : Amarillo Slim remporte le titre. Grâce à sa personnalité flamboyante, il est invité au Tonight Show de Johnny Carson. Pour la première fois, un joueur de poker devient une célébrité nationale. Il sort le poker de l’ombre pour le mettre sous les projecteurs.
- 1974 : Sailor Roberts remporte le titre (bien qu’il s’agisse techniquement de 1975 selon certaines archives, il a dominé cette période).
- 1976 et 1977 : Doyle Brunson réalise le doublé historique, remportant le Main Event deux années de suite avec la même main finale (10 et 2), gravant sa légende dans le marbre.
En l’espace de six ans, le trio avait conquis le monde du poker.
Partie VI : La Fin du Voyage et l’Héritage
Toutes les bonnes choses ont une fin. Après leur conquête de Vegas, le mode de vie itinérant n’avait plus lieu d’être. De plus, une terrible session de jeu fit exploser leur bankroll commune. Ils prirent la décision de se séparer amicalement et de jouer chacun pour son propre compte.
Leurs destins furent variés :
- Sailor Roberts continua de jouer, mais lutta contre ses démons et des problèmes de santé (hépatite contractée probablement à cause de drogues ou de mauvaises conditions de vie). Il mourut en 1995, respecté de tous mais moins riche et célèbre que ses compères.
- Amarillo Slim devint l’ambassadeur du poker, écrivant des livres, pariant toujours plus gros, jusqu’à ce que des scandales ternissent sa fin de vie. Il s’éteignit en 2012.
- Doyle Brunson, lui, devint le “Parrain”. En 1978, il publia Super/System, un livre qui fit l’effet d’une bombe atomique. Pour la première fois, un professionnel révélait les secrets des pros. Il y expliquait comment jouer agressivement le No Limit Hold’em. Ses collègues furent furieux (“Tu as donné la clé du coffre-fort aux amateurs !”), mais ce livre a formé des générations de champions. Doyle a continué à jouer au plus haut niveau jusqu’à sa mort en 2023, à l’âge de 89 ans, défiant des jeunes joueurs qui n’étaient même pas nés quand il écumait le Texas.
Conclusion : Les Ponts entre deux mondes
Pourquoi l’histoire des Texas Rounders résonne-t-elle encore autant aujourd’hui, plus de 50 ans après leurs exploits ?
Parce qu’ils représentent le passage d’un monde à l’autre. Ils sont le chaînon manquant entre Doc Holliday et Phil Ivey. Ils ont vécu la transition du revolver au contrat de sponsoring, de l’arrière-salle enfumée au studio de télévision climatisé.
Ils ont prouvé que le poker n’était pas seulement un jeu de chance pour les dégénérés, mais un art complexe de gestion des risques, de psychologie et de courage. Lorsqu’un jeune prodige d’Internet clique sur sa souris pour faire un “bluff” à plusieurs milliers de dollars, il utilise, souvent sans le savoir, des concepts théorisés par Doyle, popularisés par Slim et affinés par Sailor sur les routes dangereuses du Texas.
Les Texas Rounders ont fait plus que gagner de l’argent : ils ont créé une mythologie. Et comme dans toute bonne mythologie, même si les héros disparaissent, leurs histoires continuent de hanter les tables de jeu, murmurées à chaque fois qu’un joueur pousse son tapis en annonçant “All-in”. Ils ont fait du Texas Hold’em le “Cadillac du poker”, et ils en étaient les conducteurs intrépides.