Bryan Roberts
Brian “Sailor” Roberts : Le Gentleman qui a conquis Las Vegas avec un jeu de cartes et un cœur en or
1931, San Angelo, Texas. Dans une petite ville poussiéreuse perdue au milieu de nulle part, un enfant naît au pire moment de l’histoire américaine moderne. La Grande Dépression dévore le pays. Les familles crèvent de faim. L’espoir se fait rare.
Ce gamin, c’est Brian Roberts. Et il va devenir une légende.
Chapitre 1 : Les dés sont jetés
Un caddie de 12 ans qui parie son avenir
1943. Brian n’a que 12 ans quand il décroche son premier boulot : caddie de golf. Pas pour s’acheter des bonbons. Pour aider sa famille à survivre.
Mais voilà le truc : entre deux parcours, pendant les longues heures d’attente sous le soleil texan, les caddies jouent aux dés pour tuer le temps. Des petites mises. Des grosses ambitions.
Le jeune Brian découvre quelque chose de fondamental : il gagne. Toujours. Ou presque.
Les autres gosses commencent à le regarder différemment. Ce gamin maigrichon a quelque chose dans le regard, une capacité à lire les situations, à calculer les probabilités avant même de savoir que ça s’appelle comme ça.
Les graines sont plantées. Personne ne le sait encore, mais ce caddie de 12 ans va révolutionner le poker américain.
Le joueur de football qui choisit la mer
Au lycée, Brian explose. Star de l’équipe de football, muscles saillants, respect des pairs. L’université lui tend les bras.
Il refuse.
1950. La guerre de Corée embrase l’Asie. Brian Roberts s’engage dans la Marine américaine.
Pourquoi ? Personne ne le saura vraiment. Peut-être l’appel de l’aventure. Peut-être l’intuition qu’ailleurs, loin de ce bled paumé, sa vraie vie l’attend.
Il ne croyait pas si bien dire.
Chapitre 2 : La naissance d’une légende
En mer, un surnom pour l’éternité
Pacifique, 1951. Le navire tangue. Les jours se ressemblent. Entre deux manœuvres, les marins cherchent à s’occuper. Cartes, dés, paris.
Brian éclate tout le monde.
Pas de manière arrogante. Avec élégance. Précision chirurgicale. Les autres marins le surnomment “Sailor” – le marin. Le nom colle à sa peau comme un tatouage invisible.
Quatre années en mer. Quatre années à perfectionner son art.
Quand Sailor Roberts débarque en 1954, il a dans ses poches plus de connaissances stratégiques que la plupart des joueurs professionnels de l’époque. Et une liasse de billets bien garnie.
Le retour impossible
1954, San Angelo. Sailor rentre chez lui.
Erreur.
La petite ville qui l’a vu grandir lui semble soudain étouffante. Minuscule. Pathétique. Comment peut-il retourner jouer aux dés avec des caddies sous-payés après avoir défié des centaines de marins à travers le Pacifique ?
Il ne peut pas.
Il ne veut pas.
Il ne le fera pas.
Sailor fait ses valises. Direction : les routes du Texas. Objectif : trouver de vrais adversaires. Des parties sérieuses. De l’argent réel.
Seul.
Chapitre 3 : Les routes dangereuses du Texas
Quand gagner peut vous coûter la vie
Années 1950, quelque part au Texas. Imaginez la scène.
Une arrière-salle enfumée. Des hommes durs aux visages burinés. Des revolvers à portée de main. De l’argent sur la table. Beaucoup d’argent.
Sailor entre. Inconnu. Étranger. Cible potentielle.
Il joue. Il gagne.
Puis vient le moment le plus dangereux : sortir vivant avec ses gains.
Parce que dans le Texas des années 50, les parties de poker clandestines sont des nids de serpents. Gagner, c’est bien. Partir avec le fric, c’est autre chose. Dehors, dans la nuit noire, des voyous attendent. Ils vous sautent dessus. Vous dépouillent. Vous laissent pour mort dans la poussière.
Sailor apprend vite une règle fondamentale : jouer seul, c’est risquer sa vie à chaque partie.
La rencontre qui change tout
Début des années 60. Dans une salle de poker quelque part au Texas, trois regards se croisent.
Doyle Brunson. Le géant. Le calculateur. Celui qui deviendra “Texas Dolly”, la plus grande légende du poker.
Thomas Preston. Le bavard. Le cow-boy. Celui qu’on appellera “Amarillo Slim”, l’ambassadeur du poker américain.
Brian Roberts. Le marin. Le gentleman. “Sailor”.
Trois hommes. Trois destinos. Une évidence : ensemble, ils sont invincibles.
Les Texas Rounders viennent de naître.
Chapitre 4 : Les Texas Rounders – L’alliance qui a terrorisé l’Amérique
Le pacte
L’idée est simple. Géniale. Dangereuse.
Un seul portefeuille. Une seule bankroll. Trois cerveaux.
Quand Doyle gagne, Sailor gagne. Quand Amarillo perd, ils perdent tous les trois.
Mais surtout : personne ne les attaque plus.
Trois types solidement bâtis qui se couvrent mutuellement, c’est une autre proposition que de s’en prendre à un joueur isolé.
Les Texas Rounders parcourent le Sud pendant des années. Ville après ville. Partie après partie. Victoire après victoire.
Leur réputation les précède. La peur aussi.
Le piège qui brise presque tout
1961. Le gouvernement fédéral américain vote le Federal Wire Act. Traduction : utiliser le téléphone pour des paris sportifs devient un crime fédéral.
Problème : les trois compères complètent leurs revenus de poker en étant bookmakers. Ils prennent des paris sur les matchs de football, de baseball, de tout ce qui bouge.
Doyle et Amarillo flairent le danger. Ils arrêtent net.
Pas Sailor.
Peut-être trop confiant. Peut-être trop gourmand. Peut-être juste malchanceux.
Le FBI débarque.
Chapitre 5 : Derrière les barreaux
Un an qui aurait pu tout détruire
Prison fédérale, début des années 60.
Sailor Roberts, condamné pour bookmaking illégal. Un an en prison à sécurité minimale.
Un an à ruminer. À regarder sa carrière exploser en plein vol. À imaginer Doyle et Amarillo continuer sans lui, l’oublier, le remplacer.
Mais voilà ce qu’il ne sait pas encore : ses vrais amis ne vous oublient jamais.
L’acte qui définit un homme
Quelques semaines après la libération de Sailor.
Doyle Brunson se réveille avec une boule dans la gorge. Grosse comme une balle de golf. Cancer suspecté. Chirurgie d’urgence. Pronostic incertain.
Sailor apprend la nouvelle.
Sans hésitation, sans calcul, sans se demander ce qu’il y gagne, il laisse tout tomber et se précipite à l’hôpital.
Pendant deux semaines, jour et nuit, Sailor et Louise (la femme de Doyle) se relaient au chevet du géant. Ils veillent. Ils prient. Ils espèrent.
Doyle survit.
Cette scène, apparemment anecdotique, dit tout sur Sailor Roberts. Dans un monde de requins où la loyauté se vend au plus offrant, cet homme-là donne sans compter.
Doyle ne l’oubliera jamais. Personne ne l’oubliera.
Chapitre 6 : Las Vegas, la terre promise
1970 : Les portes du paradis
Las Vegas, Nevada. La ville des néons. La capitale mondiale du vice. L’endroit où les rêves et les cauchemars se négocient en dollars sonnants et trébuchants.
Sailor Roberts débarque. Il a 39 ans. Une réputation solide. Un carnet d’adresses impressionnant. Et surtout : il n’a plus rien à prouver à personne.
Il s’installe au Binion’s Horseshoe, le temple du poker. Là où les vrais joueurs viennent défier les dieux.
Benny Binion, le propriétaire, un ancien bootlegger reconverti en empereur du jeu, a une idée folle : créer le championnat du monde de poker.
Les World Series of Poker naissent en 1970.
Sailor est là. Dès la première édition. Avec Johnny Moss, Doyle Brunson, Amarillo Slim, Puggy Pearson. Les fondateurs. Les pionniers. Les légendes.
Chapitre 7 : 1974 – Le premier bracelet
Deuce to Seven Draw : le jeu que personne ne comprend
Été 1974, Binion’s Horseshoe.
La plupart des gens connaissent le Texas Hold’em. Certains maîtrisent l’Omaha. Mais le Deuce to Seven Draw ? C’est un jeu tordu, contre-intuitif, où la pire main au Hold’em devient la meilleure.
Sailor adore.
Buy-in : 5 000 $. Une fortune à l’époque.
Sailor s’inscrit. Domine. Écrase. Remporte son premier bracelet WSOP.
Gain : 35 850 $.
Plus important encore : le respect.
À 43 ans, Sailor Roberts n’est plus un ancien rounder du Texas. Il est un champion du monde officiel.
Mais le meilleur reste à venir.
Chapitre 8 : 1975 – La nuit où tout a basculé
21 gladiateurs pour un trône
Mai 1975, Main Event des WSOP.
Buy-in : 10 000 $.
21 joueurs. Que des tueurs. Que des légendes.
Les tables se remplissent. Doyle est là. Amarillo aussi. Johnny Moss. Puggy Pearson. Les plus grands noms du poker.
Et Sailor Roberts, le gentleman.
Les heures passent. Les joueurs tombent un par un. Éliminations brutales. Rêves brisés. Fortunes englouties.
Sailor avance. Calmement. Méthodiquement.
Le heads-up le plus étrange de l’histoire
Table finale. Il ne reste que deux hommes.
Brian “Sailor” Roberts face à Bob Hooks.
Détail croustillant : ils sont colocataires.
Ils partagent le même appartement. Le même frigo. Les mêmes factures.
Et maintenant, ils se battent pour 210 000 $ et le titre de champion du monde de poker.
Mais voici le truc le plus dingue : aucun des deux ne veut gagner.
Bob Hooks l’avouera des années plus tard : “Aucun de nous ne voulait gagner. Lui avait ses raisons. Moi, l’IRS (le fisc) était après moi.”
Imaginez la scène surréaliste : deux types qui jouent pour NE PAS gagner 210 000 $.
Mais le poker, c’est le poker. Quelqu’un doit gagner.
La main finale
Flop : 7♥ 6♣ 2♣
Bob Hooks, short stack, pousse all-in avec J♣ 9♣. Tirage couleur. Tirage quinte. Plein d’outs.
Sailor Roberts regarde ses cartes. Paire de valets.
Il hésite. Longtemps.
Il call.
Turn : 9♠
Hooks fait paire. 75% de chances de gagner. Le titre est presque à lui.
River : 10♥
Brique.
Sailor Roberts remporte le pot. Le tournoi. Le bracelet. Les 210 000 $.
Bob Hooks se lève, lui serre la main et dit :
“Un type plus sympa n’aurait pas pu gagner.”
Mai 1975. Brian “Sailor” Roberts est le nouveau champion du monde de poker.
Chapitre 9 : Le règne silencieux
Sept tables finales : un record qui tient encore
Les années suivantes, Sailor revient. Encore. Encore. Encore.
Sept tables finales au Main Event des WSOP. Un record pour l’époque.
Pas de chance extravagante. Pas de run fou. Juste de la constance. De la maîtrise. Du génie.
Le livre qui a changé le poker
1979. Doyle Brunson publie Super/System, le livre qui va révolutionner le poker.
Il appelle les meilleurs joueurs du monde pour écrire des chapitres. Chacun sur sa spécialité.
Sailor écrit le chapitre sur le Lowball.
Son expertise. Sa signature. Son héritage.
Chapitre 10 : L’homme derrière la légende
Le joueur qui prêtait sans compter
Tout le monde connaît les exploits de Sailor aux tables.
Mais peu connaissent son vrai visage.
Bob Ciaffone, joueur respecté, le résume parfaitement :
“Un joueur très personnalisé et capable, probablement le plus aimé de tous les joueurs les mieux connus.”
Sailor prêtait de l’argent. Sans contrat. Sans garantie. Souvent sans remboursement.
Il aidait les jeunes joueurs à construire leur bankroll. Il consolait ceux qui perdaient tout. Il donnait des conseils. Du temps. De l’attention.
Dans un monde de requins, Sailor Roberts était un phare.
L’expert en bridge
Le poker n’était pas son seul talent.
Sailor était un joueur de bridge de classe mondiale. Il excellait dans presque tous les jeux de cartes.
Polyvalent. Intelligent. Insatiable.
Chapitre 11 : Le crépuscule
La maladie silencieuse
Années 1990. Sailor ralentit. Pas par choix. Par nécessité.
L’hépatite. La cirrhose. Le foie qui lâche progressivement.
Les médecins sont clairs : le temps est compté.
Sailor continue de jouer. Parce que c’est tout ce qu’il sait faire. Tout ce qu’il a toujours fait.
23 juin 1995 : Le rideau tombe
Sailor Roberts s’éteint à 64 ans.
Trop jeune. Trop tôt.
Le monde du poker perd un gentleman. Un champion. Un ami.
Doyle Brunson, le géant, l’homme qui ne pleure jamais, dira simplement :
“J’ai toujours considéré Sailor comme aussi bon, peut-être meilleur, que moi-même.”
De la part de Doyle Brunson, il n’existe pas de plus bel hommage.
Épilogue : 2012 – L’immortalité
17 ans après sa mort
30 octobre 2012, Rio Hotel & Casino, Las Vegas.
Cérémonie solennelle. Costumes trois-pièces. Caméras. Émotion.
Brian “Sailor” Roberts est intronisé à titre posthume au Poker Hall of Fame.
À la demande expresse de Doyle Brunson. D’Amarillo Slim. De tous ceux qui l’ont connu.
Crandell Addington, membre du Hall of Fame, prend la parole :
Il y a 50 ans, à l’époque où les joueurs de poker comptaient essentiellement sur la chance, Sailor avait développé des stratégies sophistiquées.
Crandell Addington, membre du Hall of Fame
Les Texas Rounders sont enfin réunis.
Doyle Brunson : intronisé en 1988.
Amarillo Slim : intronisé en 1992.
Sailor Roberts : intronisé en 2012.
Mieux vaut tard que jamais.
La légende immortelle
Que reste-t-il de Brian “Sailor” Roberts aujourd’hui ?
Mais surtout :
Dans un monde où tout s’achète, Sailor Roberts a prouvé qu’une chose reste inestimable : l’honneur.
“Un type plus sympa n’aurait pas pu gagner.”
Bob Hooks avait raison.
Et 50 ans plus tard, cette phrase résonne encore.